Qu'est devenu Real Player ?

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real player

Pour comprendre l'impact qu'a eu RealPlayer sur l'histoire du web et notre capacité actuelle à lire les vidéos, il faut d'abord se replacer dans le contexte du milieu des années 1990. Télécharger une simple chanson de 3 minutes pouvait prendre plusieurs heures ; regarder une vidéo en ligne relevait de la science-fiction ou d'une bouillie de pixels ; et tout cela bien entendu parce que les connexions Internet se mesuraient en kb/s (kilobits par seconde) plutôt qu'en Mb/s (mégabits). Le web avait été pensé pour le texte, les liens et les images, relativement aux capacités techniques disponibles. Ce n'est pas dans ce monde surnommé World Wide Wait 🐌 que le service le plus consommateur en données pouvait s'épanouir sans difficultés.

Real Player 8

C'est alors qu'est né RealAudio en 1995, développé par Progressive Networks qui deviendra plus tard RealNetworks. L'entreprise, fondée par Rob Glaser - un ancien de Microsoft - avait un souhait révolutionnaire : permettre la diffusion audio et vidéo en temps réel sur Internet, sans attendre que le fichier soit entièrement téléchargé. Ce qui nous semble naturel de nos jours ne l'était absolument pas et posait un certain nombre de défis.

Real Networks

L'innovation technique du streaming

La prouesse technique de RealPlayer répondait à une fonctionnalité que l'on pense acquise de nos jours mais qui était à ses débuts lorsque les connexions étaient limitées : le streaming. Contrairement aux fichiers traditionnels qu'il fallait télécharger complètement avant de pouvoir les lire (parce que leur structure était ainsi écrite, par exemple en stockant les images de la vidéo au début du fichier et l'audio à la fin), RealPlayer introduisait la lecture en continu. Cela pouvait souvent se dérouler après une première phase de buffering assez longue où on réunissait assez de données en cache avant de lancer la lecture. On recevait les données par petits paquets saucissonés et on les lisait au fur et à mesure. C'est ce principe qui existe toujours aujourd'hui d'ailleurs, entre autres avec HLS (HTTP Live Treaming).

L'approche de Real nécessitait d'innover : les algorithmes de compression devaient être plus efficaces pour faire passer un maximum d'informations dans un minimum de bande passante, et c'était à qui faisait les prédictions les plus audacieuses pour promettre de diffuser telle résolution/qualité de vidéo en tel débit, pouvant passer dans les tuyaux de l'époque avec les aléas du direct. Moult startups voyaient leurs ambitions et annonces optimistes se briser sur les modems anguleux raccordés à la paire torsadée de cuivre.

Ainsi RealNetworks développa ses propres codecs (RealAudio et RealVideo) spécialement optimisés pour les connexions lentes de l'époque. Ces codecs étaient capables de comprimer l'audio à des débits aussi bas que 14,4 kb/s, permettant même aux utilisateurs avec des modems 28,8 kb/s d'écouter de la musique en streaming, certes loin de ce qu'on peut obtenir de nos jours avec de meilleurs algorithmes.

Le système intégrait également des mécanismes sophistiqués de gestion des interruptions réseau. Lorsque la connexion ralentissait, RealPlayer ajustait automatiquement la qualité pour maintenir la lecture (ou repassait en mode buffering pour éprouver notre patience), préfigurant les techniques adaptatives utilisées aujourd'hui par Netflix ou YouTube. Cette capacité d'adaptation dynamique était innovante pour l'époque.

L'âge d'or : quand RealPlayer dominait le web

Entre 1997 et 2003, RealPlayer était véritablement le roi du multimédia en ligne. Pour mettre cette domination en perspective, considérons quelques chiffres impressionnants : en 2000, RealNetworks revendiquait plus de 300 millions d'utilisateurs enregistrés, faisant de RealPlayer le lecteur multimédia le plus utilisé au monde. Il existait même sous Windows 3.11 !

RealPlayer sous Windows 3.1

Durant cette période faste, RealPlayer était omniprésent sur Internet. Les grands sites d'actualité comme CNN ou BBC utilisaient RealVideo pour diffuser leurs reportages. Les stations de radio du monde entier proposaient leurs programmes en direct via RealAudio. Les premiers concerts en streaming, les conférences d'entreprise, les événements sportifs : tout passait par la technologie Real.

Real Player audio

L'écosystème RealPlayer était remarquablement complet pour l'époque. Le lecteur gratuit permettait la lecture de base, mais la version payante (RealPlayer Plus) offrait des fonctionnalités avancées comme l'enregistrement de flux, la création de playlists, et des outils d'égalisation audio. RealNetworks proposait également des serveurs dédiés (RealServer) permettant aux entreprises et organisations de diffuser leurs propres contenus, car les premiers protocoles du web (tels que HTTP) n'étaient pas prévus pour du streaming : il y eut PNM (Progressive Networks Media), puis RTSP (Real Time Streaming Protocol) qui a été standardisé après coup, et RDT (Real Data Transport).

Real Player dans le panneau de configuration Windows

Ce qu'on mesure moins de nos jours - car la plupart des API sont intégrées nativement dans les navigateurs sans installation supplémentaire - c'est qu'il fallait télécharger et installer des applications dédiées (RealPlayer, Macromedia Flash, Acrobat pour les PDF, Quicktime, etc) pour s'interfacer, bien à l'aise, dans le système d'exploitation.

Il existait même une version boîte d'Internet Explorer 4, qui incluait Outlook Express, FrontPage Express, Macromedia Shockwave Director, Flash, et... RealPlayer ! Le tout vendu pour 50$, une aubaine.

Internet Explorer Plus

Lors des attentats du 11 septembre 2001, la plupart des flux vidéo en direct disponibles sur Internet utilisaient la technologie RealVideo. Les serveurs de RealNetworks furent littéralement submergés par les millions de personnes cherchant des informations en temps réel, démontrant à la fois la popularité et l'importance de la plateforme.

Les innovations

Pour apprécier pleinement l'innovation que représentait RealPlayer, il est essentiel de comprendre les défis techniques de l'époque. Les connexions Internet des particuliers se limitaient généralement à 56k maximum, ou pour les plus chanceux les premières connexions permanentes via ADSL ou câble à de faibles débits, et la plupart des utilisateurs disposaient de connexions encore plus lentes. Dans ce contexte, faire fonctionner du streaming vidéo était audacieux.

RealPlayer intégrait plusieurs bonnes idées :

  • Son système de Sure Stream analysait en continu la qualité de la connexion et basculait automatiquement entre différentes versions du même contenu, optimisées pour différents débits. Un même fichier vidéo pouvait ainsi contenir plusieurs flux : un à 28k pour les connexions lentes, un autre à 56k, et un troisième pour les rares connexions haut débit de l'époque. C'est ce avec quoi nous avons tous l'habitude de jongler sur YouTube de nos jours.
  • Plutôt que de simplement mettre en tampon quelques secondes de contenu, RealPlayer analysait les patterns de la connexion pour anticiper les ralentissements et ajuster sa stratégie de mise en tampon en conséquence. Cette approche prédictive était remarquablement sophistiquée pour l'époque avec une bande passante qui était rarement stable.

Real Player G2

RealPlayer supportait également assez tôt les flux adaptatifs et la synchronisation multimédia : il pouvait par exemple synchroniser parfaitement un flux audio avec des images fixes ou du texte, créant des présentations multimédia interactives bien avant que PowerPoint n'intègre ces fonctionnalités ou que Mozilla ne présente un concept équivalent en HTML5.

Les signes

Malgré sa position dominante, plusieurs facteurs ont progressivement érodé la supériorité de RealPlayer. Le premier problème était paradoxalement lié à son succès : RealNetworks avait tendance à privilégier ses propres formats propriétaires plutôt que d'adopter les standards émergents. Alors que des formats comme MP3 gagnaient en (grande) popularité, RealPlayer restait focalisé sur ses codecs RealAudio et RealVideo, qui n'étaient il faut le dire pas exempts de défauts et d'artefacts visibles à qualité moyenne. Les codecs n'avaient plus la cote.

L'arrivée du haut débit a également changé la donne. Quand les connexions ADSL ou équivalentes ont commencé à se démocratiser au début des années 2000, les avantages de compression extrême de RealPlayer devenaient moins cruciaux et on pouvait se permettre de passer à des codecs plus gourmands en bande passante car on tend toujours à préférer une meilleure qualité.

Microsoft a porté un coup avec le lancement de Windows Media Player et sa suite Windows Media. En intégrant directement leur lecteur dans Windows et en proposant des outils de création gratuits, Microsoft a rapidement gagné des parts de marché. La stratégie de de Microsoft, déjà efficace avec Internet Explorer face à Netscape, s'avérait à nouveau payante.

Real Player Plus

L'interface utilisateur de RealPlayer était également devenue un point faible : peu esthétique - même pour l'époque - alors que des lecteurs comme Winamp étaient très graphiques et proposaient des skins pour personnaliser l'interface (voir le Winamp skins museum), ou des plugins pour lancer des visualisations réagissant au son. RealPlayer était au départ un assemblage de boutons gris, de statuts et chiffres vert flashy, puis de plus en plus surchargé avec des contenus mis en avant sous forme de gifs disparates. Les versions gratuites étaient de plus en plus limitées, essayant de faire passer la pilule des versions payantes.

Real a aussi essayé de se diversifier pour apporter du contenu : avec l'acquisition de Listen.com et Rhapsody en 2001, l'un des premiers services de streaming par abonnement... qui finira par redevenir indépendant quelques années plus tard et se renommer Napster après avoir racheté ce nom, pour surfer sur sa popularité.

Rhapsody par Real Networks

Le début de la fin

L'arrivée d'iTunes en 2001, puis surtout de l'iPod, a révolutionné la consommation musicale numérique. Apple proposait une expérience intégrée et élégante qui contrastait avec la complexité croissante de l'écosystème RealPlayer. Quand iTunes Store a ouvert en 2003, il est devenu évident qu'Apple devenait la référence dans ce domaine.

Parallèlement, l'émergence de YouTube en 2005 a porté un coup fatal aux ambitions vidéo de RealPlayer. YouTube proposait une solution simple, accessible, et surtout gratuite pour regarder des vidéos en ligne. La technologie Flash de Adobe, plus universelle et ne nécessitant quasiment pas d'installation spécifique car c'était une extension couramment disponible, est devenue le standard de facto pour la vidéo web avec le format flv. RealPlayer était désormais trop contraignant à manipuler et en perte de vitesse.

Face à ce déclin, RealNetworks a tenté plusieurs stratégies : pour les entreprises, en proposant des solutions de streaming pour les organisations. RealPlayer a également évolué dans de multiples directions pour devenir un programme à tout faire, capable de lire une multitude de formats et d'organiser les bibliothèques dans une interface plus complexe, proposant le téléchargement de vidéos chez la concurrence, la capacité à extraire les MP3 des CD et à les graver, l'enregistrement durant l'écoute, un égaliseur de son, etc. Une tentative notable a été le lancement de RealPlayer Cloud en 2013, un service de stockage et de streaming personnel qui permettait aux utilisateurs de synchroniser leurs médias entre différents appareils.

RealNetworks a également tenté de se lancer dans les jeux mobiles, la reconnaissance faciale et l'intelligence artificielle, pour diversifier leurs revevenus, à la recherche d'un nouveau modèle économique.

L'héritage technique et culturel

Malgré son déclin, l'impact de RealPlayer sur l'industrie technologique reste mémorable sur deux plans.

  1. La plupart des innovations introduites par RealNetworks sont aujourd'hui encore d'actualité : les algorithmes adaptatifs utilisés par Netflix, la synchronisation de YouTube, les techniques de compression optimisées.
  2. Sur le plan culturel, RealPlayer a démocratisé l'accès à l'audio et la vidéo en streaming, permettant à des millions de personnes découvrant internet de faire un tel usage, préparant le terrain pour les suivants : podcasts, concerts en ligne, conférences à distance.

RealPlayer aujourd'hui...

Aujourd'hui, RealPlayer existe toujours, mais dans une forme très différente de son âge d'or. RealNetworks continue d'exister (silencieusement) et de développer et maintenir ce programme qui fonctionne désormais comme un lecteur multimédia traditionnel capable de gérer de nombreux formats. On peut constater sur son site que la société vise les entreprises et - puisque c'est à la mode - promet une intégration d'intelligence artificielle.

RealPlayer 24

L'histoire de RealPlayer est un symbole : l'entreprise a résolu un problème technique complexe et créé un marché entier, mais n'a pas su s'adapter suffisamment rapidement aux évolutions technologiques et aux nouveaux usages, notamment parce que YouTube ou Apple venaient avec leurs contenus, leurs communautés, et non la seule technique. On peut voir néanmoins comme point positif que depuis lors les standards ont repris la main sur ces technologies propriétaires (codecs spécifiques à Real, Flash, etc).

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